mardi 10 janvier 2012

pourquoi

Pourquoi j'écris des poèmes, comment je les écris...sans compter ce qui reste incompréhensible à moi-même...
extraits de mon "Avant-Propos" à Rituel d'emportement -et quelques poèmes pour illustrer


Mes poèmes sont très rarement autobiographiques, dans le sens de l'anecdote narcissique. Mais puis-je croire que la présence insistante en eux du corps, de la solitude et de la mort soit étrangère à mon expérience? J'étais enfant, et très gravement malade, pendant la seconde guerre mondiale. Entre sept et douze ans, ce fut donc doublement, sous sa forme la plus concrète, une connaissance de la mort: par le malheur des temps, et par la maladie, qui tuait beaucoup autour de moi , et qui faisait apparaître le corps comme un espace à la fois explorable avec passion et étranger à nos volontés . Pour la solitude, elle correspond à d'autres événements plus personnels, vécus vers la même époque . Présente dans mes poèmes, elle l'est aussi dans mes romans, qui mettent en scène une femme vieillissante, une enfant perdue, un homme échoué dans un village, Ulysse qui a choisi de s'appeler "Personne".
"Tout cela pour dire" que j'ai eu par la suite quelque difficulté à me faire aux paroles, aux idées et aux conduites qui ont cours dans la société. Autant avouer que beaucoup d'entre elles m'ont repoussée, déçue ou semblé inadéquates, renvoyant à des rapports trop abstraits avec les mots et avec les choses: à des formules. C'est peut-être pour cela que j'ai écrit de la poésie. Parce que ces idées , ces conduites,ces mots qui figent la pensée, on ne peut y répondre que par la poésie. Elle est tout le contraire: un emploi propre du mot propre, la mise en évidence d'une relation. La sang y redevient rouge, la mort injuste , l'argent souvent d'odeur mauvaise, -mais l'amour y est fou, la musique accord immédiat, les plus minces choses importantes, et l'inexploré y apparaît comme un domaine pénétrable, au risque de se tromper de voie.
                                                                          *


Sur le Rhin
le pont entre la ville allemande Breisach
et sa vieille ennemie française au nom d’écho
Neuf-Brisach
crie tellement de soleil qu’on oublie en le traversant
les siècles de canons et de bombes.

Les meules de foin roulent sous la gloire du soleil, tout dit la joie du ciel dans une étourdissante immobilité,

le langage cesse de clabauder la haine, il se tient là parmi les ombres apaisées,

une homme, une femme s’endorment à deux, le long de la douceur de leur peau.

Pourquoi pas cette minute, pourquoi pas la paix, pourquoi pas nous?


Un peu d’eau
dans le creux d’une feuille

reflet du ciel
figure d’océan
pour le malade qui tient dans sa paume
ce don fragile
et se rappelant un soir, un amour,
donne un avenir à sa chambre si blanche.

                                                                                            Terre énergumène

x
Die Brücke über den Rhein
zwischen der deutschen Stadt Breisach
und ihrer alten Feindin mit dem Echonamen
Neuf-Brisach
schreit so sehr vor Sonne, daß man beim Überqueren
die Jahrhunderte der Kanonen und Bomben vergißt.

Die Heuhaufen rollen unter der Glorie der Sonne, alles sagt die Freude des Himmels in überwältigender Reglosigkeit,

die Sprache hört auf, den Haß zu versprühen, sie ruht inmitten der besänftigten Schatten,

ein Mann, eine Frau schlafen ein zu zweit, entlang der Zartheit ihrer Haut.

Warum nicht diese Minute, warum nicht der Frieden, warum nicht wir?


Ein bißchen Wasser
in der Mulde eines Blattes

Spiegelung des Himmels
Bild des Ozeans
für den Kranken, der in der Hand
dieses zarte Geschenk hält
und sich an einen Abend, eine Liebe erinnernd
seinem so weißen Zimmer eine Zukunft gibt.       (traduction Rüdiger Fischer)







Essayer de parler, et si possible de faire sentir, selon ce décalage essentiel avec un usage paralysant de la langue et de l'existence, un poète ne peut rien d'autre. Mais son emportement est irremplaçable. Il (elle) crie le cri, pour susciter d'autres cris. Et aussi d'autres amours, d'autres joies devant les choses. Il change, non sans doute la vie, mais les rapports avec la vie. Adorno a dit qu'il était barbare d' écrire de la poésie après Auschwitz. De quoi parlait-il, alors qu'à Auschwitz même, certains ont écrit des poèmes (tel Primo Levi) , d'autres s'en sont récités pour se réconforter et pour rester dignes?
Bien au contraire: plus le monde se bétonne autour de nous, plus il est inutilement phraseur et utilement silencieux, plus il est urgent de parler autrement, de montrer autre chose! Un poète ne prêche aucun salut . Il essaie, non sans être en proie au doute, de le trouver. Il a l'espoir d'éclairer le réel. Il utilise des mots qui mourront eux aussi, avec notre histoire et notre espèce, mais qui par cela même ont un passé, une présence, un sens concret. Il dresse un registre de réclamation et un registre de célébration; il s'ébahit que nous ne puissions pas jeter les yeux à l'intérieur de notre corps, il se réjouit de partager son ADN avec les autres créatures, il vit l'amour et les amitiés.
Il s'indigne des misères et des crimes, sans pour autant être un "poète engagé". L'"engagement", dans le sens courant de cette expression, c'est le fait de se proclamer tout entier pour une cité différente, actuelle ou future. Franchement, pourrait-on en présenter une (pas utopique, mais réelle) qui vaille, qui ait valu cet engagement-là? De son point de vue, Platon parle très bien, quand il dit qu'il faut le jeter hors de la cité, le poète, toutefois après l'avoir couronné. Il trouvera toujours, partout, de quoi être" contre", le poète. De quoi être "pour" aussi,à l'occasion. Mais il n'empêche pas moins de danser en rond. Il est bon d'être "contre" quand cela s'impose, et de le dire. Même, le nombre et la nature des guerres qui se multiplient m'ont incitée à y penser davantage, à écrire  La paix saignée, moi qui ai connu enfant le soulagement, il est vrai déjà suspect , de la "paix signée": on en avait signé bien d'autres! Je crois aussi qu'il est de notre dignité de dénoncer l'absurdité générale de ce monde, où nous ne pouvons nous maintenir en vie qu'en tuant.



La paix saignée.

Invasion ou inondation? Le papier pend au mur. Le cadre garde mal
Une photographie de parent défunt.
Elle branle
Dans le plâtre mouillé.
Le mort va bouger dans sa tombe.

Tu retiens ton souffle . Tu te souviens du temps de guerre
Dans ton enfance. Maisons ouvertes
Sur des cicatrices de meubles.
La paix signée, tu traversais en train
La moitié de l'Europe, qui dressait des moignons de murs sans frontières.

Pas d'autre paysage
Que cette colère en ruines. Pas de dieu
Sinon ces lares suppliciés , qui reviennent ici
Chuchotant que la blessure
Veille toujours à vif, dans le ciel
Prête à descendre vers les hommes.

La paix
saignée.




(...). Inutile de hausser le ton, inutile d'aller chercher loin. "Main qui écrit/ Main qui pétrit". On trouve partout l'énigme de la merveille et de la douleur mêlées. Y compris dans l'amour, jubilatoire, mais angoissé par la perspective plausible de la mort de l'un des deux. Énigme, là encore.

Quant à l'exprimer , elle qui est si obscure , dans une langue qui l'obscurcisse encore, je ne crois pas que ce soit un bon projet. Du moins pour moi. Si le mot, si la tournure qui s'imposent sont rares, il s'écrivent rares; s'ils sont populaires, ils s'écrivent tels aussi. Des étymologies ou des hasards font surgir des sens. Travailler, il y a de quoi faire, pour la justesse, la brièveté, le filtrage des mots!
    Se méfier de l'image, si prompte à faire quitter le concret pour dégouliner vers le sentimental ou le faux. Mais le mot, s'il éclate, fait déjà une image. Si vous placez bien le citron, il fera saliver le lecteur (l'auditeur).Allitérations, hiatus, nuances, mise en évidence des différents plans, importance des silences- ceux des "blancs" du texte, mais aussi ceux qui sont négociés par les valeurs approchées que crée l'e muet. Tout cela pour essayer de dire le rapport avec une profondeur des choses , sans avoir l'illusion de pouvoir y atteindre tout à fait. Mais le mot est tout de même "le braille du vivant".




Mots

Il pleut. Tu entends les mots résonner?
Tu vois leur trace?
-Tissée
dans le contour fugacement donné aux fleurs
Au moins le temps d'une plantation d'anémones
Ils survivront aux calices, aux mains qui tâtent
De tache aveugle en tache aveugle.
Arrête-toi près de la pluie.
Touche les mots, le braille du vivant.



Sa traduction en anglais par Peter Broome:

The rain. Can you hear the réverbérations of the words?
Do you see their marks?
-Skeined
in the fleeting contour leased to flowers.
For at least the duration of a plot of anémones
they will outlive the petal-heads, outlive the hands that feel
from one blind spot to annoter.
Halt a while with the rain.
Touch the words, braille of that lives.







Le chat tout entier dans ses yeux
est la pensée d'un chat
qui se félicite, au milieu de sa figure triangulaire,
de ne pas être cette femme
si proche de lui
qui dort aveugle, sans dresser d'ombre sous la lune
et le matin
voit les choses
plates
comme ses pas
incapable de sauter sur les meubles
pour dominer la grisaille du jour.